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La voix d’un frère humain

Par Alexis Bernaut le 20 janvier 2018

La voix d’un frère humain

Par Alexis Bernaut le 20 janvier 2018

 

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Lire Camus, c’est recevoir un témoignage bien vivant de la force qu’a la parole des hommes quand les hommes en ont une, et c’est ce qui nous meut. Lire Camus, même sans le comprendre, même sans avoir vu son beau visage, c’est avoir entendu sa voix dans sa lettre à Monsieur Germain, c’est avoir perçu l’écho de la voix de Monsieur Germain quand il parlait au petit Albert.

 

La manière dont je suis venu à Camus, je ne m’en souviens plus précisément. On ne lisait pas de littérature à la maison et, jeune adolescent, je ne savais à peu près rien d’Albert Camus, sinon que c’était un grand écrivain. Une professeure de français nous avait recommandé la lecture de La Peste, dont j’avais pensé avant de le lire qu’il s’agissait d’un roman d’anticipation, cataclysmique, apocalyptique de fin du monde, ce genre dont certains auteurs et lecteurs de SF raffolent. Je me demandais bien pourquoi l’action se situait à Oran, en Algérie. Je me méfiais des grands écrivains comme des grandes figures de la culture. Le Mythe de Sisyphe avait quand même attiré mon attention, à cause de Sisyphe qui était devenu mon personnage préféré de l’Odyssée depuis l’épisode consacré à sa rencontre avec Ulysse dans le dessin animé Ulysse 31, lequel passait à la télé quand j’étais enfant. Comme quoi.

Et Camus, dans ce livre qui parle de la question la plus sérieuse qui soit (et qui déjà me taraudait mais dont je ne m’attendais pas à la voir abordée là), ne faisait pas de littérature. Il me parlait d’une voix amie. Pas celle d’un grand écrivain nobélisé, mais celle d’un frère humain qui ne prétendait détenir aucune vérité préétablie. Je n’ai sans doute pas bien compris ce que j’ai lu alors. Mais la voix de Camus, par le temps et les pages, me parlait et je n’étais plus seul.

UNE RENCONTRE SOUS L’EGIDE DE CAMUS

Je n’ai aucune légitimité pour parler ici de l’œuvre d’Albert Camus, mais je peux dire quelque chose de son importance. À chaque fois que j’entends son nom, je pense à deux hommes vivants, deux amis, deux poètes, l’un américain, l’autre français d’origine irakienne. Deux hommes qui ont fait connaissance en 2003, tandis que Washington faisait bombarder l’Irak, lors d’un festival de poésie en Italie. Le premier avait fondé en réponse à l’invasion de l’Irak par les forces alliées le mouvement planétaire Poets Against War, rassemblant quelque 26 000 poètes. L’establishment américain lui était tombé dessus mais, partout dans le monde, il se découvrit des frères. Le second, qui avait dû fuir son pays en 1975 car sa vie était menacée par les Baasistes, renvoyait dos à dos Bush et Saddam. Ces deux poètes se reconnurent aussitôt.

Cette rencontre n’aurait été possible sans Camus. Au début des années 1960, le jeune marine américain Sam Hamill, incorporé sur décision de justice, a déjà un passé chargé. Ancien toxicomane et délinquant juvénile, le jeune soldat s’intéresse au bouddhisme zen. Et puis il découvre, traduits en anglais, les articles de Camus parus dans Combat. C’est le déclic. Le jeune soldat décide de devenir objecteur de conscience, avec les difficultés que cela suppose. Il deviendra poète, traducteur, essayiste, éditeur, l’un des plus engagés de son temps, l’un des plus discrets aussi, servant les autres avant de se servir [1].

 

Quelque dix ans plus tard, à Bagdad, le jeune Salah Al Hamdani vient de finir de purger une peine de prison comme détenu politique. Issu d’une famille très pauvre, il s’est engagé à 17 ans dans l’armée irakienne pour subvenir à ses besoins et à ceux des siens. Envoyé au Kurdistan, il est témoin des exactions commises par l’armée irakienne et le parti Baas contre les Kurdes et surtout les enfants des Peshmergas, retenus dans des camps retranchés et battus pour faire pression sur leurs parents. Le soldat Salah Al Hamdani, avec quelques complices, les fait échapper. Il est finalement arrêté et jugé. Devant le tribunal, interrogé sur ses motivations politiques profondes, il répond simplement : « On ne maltraite pas des enfants. » Il apprendra à lire et à écrire de la poésie en prison. À sa sortie, c’est un paria. Il vit chez des prostituées, traîne dans le quartier littéraire. Salah a découvert, traduit en arabe, l’œuvre de Camus, qu’il dévore. Ses quelques amis le pressent de quitter l’Irak sous peine d’être abattu par une de ces balles perdues que le pouvoir réserve à ceux dont il veut se débarrasser sans susciter l’émoi de la communauté internationale. Contraint à choisir un pays d’exil, ne sachant rien de la France ou du français, Salah répond néanmoins : « Je veux aller dans le pays d’Albert Camus, car ce qu’il écrit est si beau que son pays est forcément beau. » Salah Al Hamdani est arrivé en France en 1975. Il y vit toujours [2].

 

NOUS ENTENDONS BATTRE LE CŒUR DE CAMUS DANS SES LIGNES PARCE QUE SON CŒUR BATTAIT FORT

 

Faut-il s’étonner que ce soit justement Camus qui, dans leur nuit, ait éclairé ces hommes, qui les ait pris par la main ? C’est sans doute vainement qu’on essaierait d’expliquer par quelle technique un écrivain, outre l’intelligence de son propos, fait entendre à son lecteur la voix de son cœur. Sans doute parce que cette technique n’existe pas. Nous entendons battre le cœur de Camus dans ses lignes parce que son cœur battait fort. Nous entendons l’amitié et l’honnêteté de sa voix car sa voix était honnête et amie. C’est ainsi qu’Albert Camus sera toujours auprès de ceux qui n’ont rien, qu’il montrera toujours aux hommes en détresse qu’il y a pour eux une autre voie que celle qu’ils croyaient leur être tracée. Voilà la main que Monsieur Germain avait tendue au petit Albert, cette confiance dont le grand écrivain à peine nobélisé s’est souvenu, dans la lettre la plus simple et la plus émouvante qui soit. Voilà cette main tendue que Sam Hamill, Salah Al Hamdani et tant d’autres lecteurs ont reconnue.

Nous aurons toujours besoin d’Albert Camus, comme d’une main d’homme, fraternellement tendue.

______________

 

[1]

Sam Hamill, ancien toxicomane et délinquant juvénile, le jeune soldat Sam Hamill s’intéresse au bouddhisme zen. Et puis il découvre, traduits en anglais, les articles de Camus parus dans Combat. C’est le déclic.

Une anthologie de la poésie de Sam Hamill est disponible en français : Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.

 

[2]

Salah Al Hamdani est l’auteur de plus d’une quarantaine de livres. Il a entre autres fait paraître ces dernières années : Âge de raison, (poèmes avec des peintures de Martine Jaquemet), Edition Atelier, Lucinges, 2017 ; Bagdad-Bagdad, (bilingue Français-Allemand) poèmes et récits avec des photographies de Abbas Ali Abbas, Editions Réciproques, Montauban, 2017 ; Contrejour amoureux (Dialogue poétique avec Isabelle Lagny), Editions Le Nouvel Athanor, 2016.

 

Alexis Bernaut, poète et traducteur, est né à Paris en 1977. Après un passage par la Marine nationale, il sort de la clandestinité et commence à faire publier sa poésie en revue fin 2009. Publié depuis en France et à l'étranger, il est l'auteur de "Au matin suspendu" (2012) et le cotraducteur du poète américain Sam Hamill et du romancier trinidadien Earl Lovelace.

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