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Paul Badin, poète

Salah Al Hamdani :

 

L’écriture est une morsure 

Bagdad mon amour, p.172

 

Par Paul Badin, 

Marché de la poésie

Rochefort-sur-Loire, 2005.

                                                                       

   Morsure,

Autant le dire tout de suite : je ne connaissais pas Salah Al Hamdani avant que les organisateurs du Marché de la Poésie de Rochefort/Loire me proposent de le présenter. En fait, je devais présenter Jacques Ancet, poète que nous avons reçu le 7 avril 2005 à Angers dans le cadre de la saison poétique du Chant des Mots. Jacques Ancet, déjà retenu, a spontanément proposé Salah Al Hamdani pour le remplacer : qu’il en soit ici remercié, Salah est un vrai poète et il nous ouvre des horizons bien différents de nos problèmes franco-français, lesquels n’en sont évidemment pas à négliger pour autant. Voilà quelqu’un qui correspond bien à la définition du poète qu’en donne mon ami Daniel Biga : si être poète ce n’était pas être comme tout le monde, j’ferai pas poète. Mais qu’est-ce qu’être comme tout le monde quand on est Irakien ?

 

Salah Al Hamdani est né à Bagdad, en 1951, dans une famille humble. Un père menuisier, une mère paysanne analphabète. J’ai dû travailler dès l’âge de sept ans (couper du bois, carder des matelas…) : il fallait ramener de l’argent à la maison. La seule école que j’ai connue, c’est celle du soir, à partir de onze ans. Mais on est en Irak : l’enfant Salah doute-t-il de la qualité professionnelle de son maître (ami d’un membre du parti gouvernemental Bass, ce qui confère facilement le titre d’instituteur, même sans diplôme) et le voilà emprisonné. D’autres incarcérations suivront, avec brimades et tortures, suite à des mouchardages divers et autant de pressions sur la famille. De quoi apprendre, très vite, à se forger un caractère.

 

A dix-sept ans, parce qu’il faut bien aider sa famille à subsister (il a huit frères et sœurs) il s’engage dans les parachutistes. Précisons que l’armée irakienne n’était pas encore une armée d’envahisseurs. Sa prise de conscience politique véritable date de 1972. Son régiment est envoyé à Kirkouk, au nord où les Kurdes se sont une fois de plus rebellés contre le pouvoir central : des enfants kurdes avaient été amenés dans une tente et tabassés, (pour dénoncer les peshmergas). Avec quelques copains (onze autres, avec qui il avait fondé un groupe dissident intitulé Pour la justice), nous les avons libérés la nuit suivante, ce qui nous a valu d’être arrêtés. Il faut dire qu’on nous surveillait depuis quelques temps déjà : on était catalogués comme perturbateurs.

 

Il est à nouveau jeté en prison, cette fois pour 8 mois. C’est en prison que Salah Al Hamdani écrit des premiers poèmes et, en référence à Rimbaud, qui en fut un grand pourvoyeur, découvre le feu poétique. Ses camarades détenus à qui il fait lire ses premiers poèmes les déchirent : « Tu es fou. Il ne faut pas écrire des choses pareilles ! » Le poète a trouvé sa voie. Les mots aussi sont des armes.

A sa libération, son père lui demande de s’expatrier. De lourdes représailles pèsent, aussi, sur sa famille. Contrairement à beaucoup de ses condisciples, Salah Al Hamdani n’est pas anglophone. Il a un temps fréquenté des intellectuels à Bagdad et découvert Camus à qui il voue une grande admiration (pour l’Etranger notamment, le premier livre dont je suis tombé amoureux), Sartre, Aragon, Rimbaud, Baudelaire. Après un long détour en train par Istanbul, le voici à Paris en 1974, sans connaître un mot de notre langue.

Un exilé tunisien (son unique adresse en poche) le recueille à Paris. Il s’inscrit en 1975 à l’Université de Vincennes, apprend le français et décroche une licence de théâtre. Le voici comédien, dramaturge, metteur en scène. Les propositions pour le théâtre et le cinéma ne manquent pas. Citons le rôle de Heinkidou dans l’épopée sumérienne Gilgamesh mise en scène par Victor Garcia à Chaillot en 1979 ; le rôle d’Ahmed dans La tour de la défense, de Copi, aux côtés de Bernadette Laffont en 1981 ; il fonde la troupe Huella en Espagne pour laquelle il écrit et met en scène ; rôle dans le film Le grand péril d’Arnaud Depleschin, 1983, dans Un thé au harem de Mehdi Charef, ; rôle principal dans le court métrage Il était une fois Beyrouth, 1984, de Saad Salman ; et avec le même, pour faire vite, collaboration et dialogues dans Bagdad ON/OFF, 2002. Hors des périodes de tournage, de mise en scène et de répétitions, Salah Al Hamdani est brancardier au C.H.U. du Kremlin-Bicêtre où il habite, ce qui ne l’a pas empêché de travailler au secrétariat de la ligue des écrivains journalistes et artistes démocrates irakiens en France, de manifester par des marches et des articles son soutien à un Irak démocratique, son refus tout autant de la dictature sanglante de Saddam Hussein que de la guerre anglo-américaine déclenchée contre son pays en 2003, au risque de se faire passer à tabac par des fanatiques pro-saddam par exemple lors d’une manifestation à Paris en mars 2003.

 

Salah Al Hamdani a déjà publié une vingtaine d’ouvrages : des récits et nouvelles (cf. Le cimetière des oiseaux, L’Aube, 2003). Il écrit surtout de livres de poèmes en arabe et en français – dont il assume lui-même la traduction – traduit des poètes irakiens en français (comme Muniam Affaker).

Ses plus récents livres de poèmes sont : Ce qu’il reste de lumière, 1999, Au large de douleur, 2000, J’ai vu, 2001, tous trois chez l’Harmattan et Bagdad mon amour in Le cimetière des oiseaux, l’Aube, 2003.

 

Je voudrais, pour finir et avant de vous laisser avec Salah Al Hamdani, vous parler un peu de sa poésie à partir de ma lecture personnelle de ses quatre derniers livres.

 

La poésie de Salah Al Hamdani s’écrit dans l’encre de l’Irak, grandeur et douleur d’un peuple martyrisé qui, à travers la Perse, donna il y a vingt-cinq siècles, une grande leçon de civilisation au monde. Elle s’enracine dans l’exil doublement douloureux : parce qu’on est loin, parce qu’au pays l’horreur continue.

Souffrance à évoquer indéfiniment un quotidien auquel il n’a plus accès :

-Les rues dont je ne me souviens plus /la cigogne à l’agonie sur la page / son bec / soif de lumière / le vent / et cette fenêtre entrouverte sur la peine / dans une vie indéfinissable (Ce qu’il reste de lumière, p.7)

-J’ai vu / dans les yeux d’une irakienne / des planètes / faire l’amour dans un panier (J’ai vu p.43)

Souffrance à savoir que l’on continue de souffrir là-bas :

-J’ai connu des matinées tuméfiées / seul témoin de mon cri. / Je me mords de vengeance / d’avoir vu. // Ils m’ont conduit, / là où ne fleurissent que les morts (Ce qu’il reste de lumière, p.15)

-L’homme est l’assassin / et sa victime / et une bouche nourrie de haine / ignorera toujours le sourire (idem, p.44)

-L’Euphrate pétrifié […] L’Euphrate berceau des voiliers / dans les mains d’un pirate (Au large de douleur, p.100-101)

-J’ai vu / des énergies perdues dans de vieux journaux / et les membres des combattants arrachés, / éparpillés sur le papier. // Alors un nouveau né / fut jeté d’un wagon / et une mère / ouvrit discrètement un nuage / et se moqua du tombeau du martyr / Devant le portail de fer / un bras décapité / et une paume / se dirigeaient vers un point de lumière / laissé par un clou. // C’était l’époque / où les poissons brûlaient dans l’eau / et des paysans se perdaient dans un champ sans saisons/ Sans cailloux, sans arbres, et une terre en ruines. // J’ai vu / un linceul, /une maison en flammes / où mes enfants couraient / semblables à des martyrs (J’ai vu, pp.35-53)

 

Souffrance de l’exilé qui n’a plus la possibilité de vivre avec les siens :

-Je sais à présent que les jours passés respirent à l’arrière du cimetière de nos pensées (Ce qu’il reste…, p9)

-Alors, comme tous ces vivants, / porter la tombe en soi (idem, p.35)

-Il ne me reste que l’argile rouge / et sa lune / accostée au cimetière des jours (idem, p.39)

-On ne devrait pas plonger ses mains / dans l’histoire d’un exilé / quand on est si souvent condamné / à récolter l’orage de la mémoire (Au large de douleur, p.31)

-Personne ne connaît / le chemin qui guide / la mémoire / vers l’oubli (Bagdad mon amour, p.163)

Ne resterait-il alors que la solitude et la nostalgie qui hante les nuits ?

-Debout, face à cette marée d’absences / je tisse ma soif en captif de toi / je trébuche contre mes nuits (Au large… p.15)

-C’est un amour / au-dessus de la ville. / On peut y distinguer / le grouillement de mille solitudes (Idem, p.34)

-Sous ta peau / un encrier d’émotions / ne renverse que des larmes (idem p.35)

… et cette façon de parler à son pays, à sa ville comme à une femme ?

-Où que j’aille, / elle est sur moi, / en moi. Parfois elle me couve / et se couche avec moi. / Elle est à l’origine de ma peine, / elle est ma peine (Au large… p.95)

Le poète fait front à cet assaut d’images fortes, au débordement d’émotion. Il en appelle aux mots :

-Les mots ont des corps (Ce qu’il reste… p.11)

-Oui / Il faut enraciner l’écriture/ déplacer le sens / l’éclabousser /s’acharner contre l’invisibilité (Bagdad, p ;161)

Après avoir vu tant de choses à désespérer la vie, il se met à lutter avec ses mots :

-Alors je me suis vu épeler les mots / apprendre ce qui déborde de la bouche des hommes / et faire accepter la révolte aux étoiles // J’ai vu des générations d’exilés gicler de mon corps / et me faire traverser la terre. / 

-Je me suis juré de récolter les chairs grelottantes, / de puiser dans le déluge, / l’isolement de l’hiver. // Je chanterai pour les absents / et ceux qui partent vers les palmiers tachés de sang / Je serai là pour l’enterrement du tyran (J’ai vu, pp. 89-91)

 

Il soulève de vraies questions

-Dis-moi, Liberté : / Qui connaît le secret de tes abîmes ? / Voilà une éternité que les martyrs t’interrogent / et t’envient / Comme ces exilés aux barreaux de leurs frontières /qui dans leurs allées et venues / fixent les hommes libres (Bagdad, 153)

… et se lève à son tour, parole de ceux qui ne l’ont plus :

-L’avenir est un mensonge / quand les victimes n’ont plus assez de sang / pour étancher les assassins (Bagdad, p.162)

Il perçoit une lueur d’espoir :

-Dans cet exil aphone / mur épais de l’attente / il y a une faille / d’où la lumière, peut-être, se délivre de son origine (167)

et précise les règles élémentaires comme les grands principes bâtisseurs :

-La gloire de ne tuer personne (Bagdad, p.148)

-Mon unique mesure est l’amour (idem, p.162)

-Regarde toujours l’horizon / quand tu as des choses importantes à dire / parce que c’est beau (Bagdad, p.200)

Le poète qui se demandait :

-Comment nommer ce qu’il me reste d’humain (Ce qu’il reste ; p.16)

peut désormais répondre :

-A force de contempler sa vie, on arrive par bien voir l’infini. (Idem, p.16).

 

Paul Badin, Marché de la poésie, Rochefort-sur-Loire, 2005.

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