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Note de lecture sur "Le balayeur du désert"

de Salah Al Hamdani, par Jacqueline Michel

28 octobre 2015

Très présente dans la poésie contemporaine, une écriture de l’exil tisse le dire de la rupture avec celui de la mémoire. Les mots du poète ne racontent pas, ils saisissent, suggèrent, construisent des métaphores. C’est ainsi qu’ils réveillent, traduisent des traces, des blessures engendrées par des événements, avatars de la relation de l’exilé avec lui-même, ce qu’il fut et ce qu’il est, et avec le monde dans lequel il vit. Dans cette démarche créative, l’écriture cherche par le pouvoir de signifier des assemblages de mots et d’images, à réanimer ce qui s’est enraciné dans le silence. Le poète désire que ces mots puissent être des passeurs d’émotions, d’impressions, de sentiments générés par la tragédie d’un passé plus ou moins proche, et refoulé au profond de l’être.

Chez les poètes exilés, une angoisse de la mémoire fragmentée particulièrement intense peut se développer et influencer la démarche d’écriture. Il s’agira d’une mémoire « déchirante, déchirée, que l’on garde au fond des yeux », comme la définissait le poète Bernard Vargaftig (1). Aussi engendre-t-elle, chez ces poètes, le besoin impérieux (insensé peut-être) de la réparer par l’écriture. C’est dans cette perspective que nous nous proposons d’entrer en lecture des poèmes composant Le balayeur du désert de Salah Al Hamdani, poète irakien exilé en France depuis plus de trente ans. Ce poète soulève, fait émerger du désert de son pays natal qui s’est profondément et douloureusement ancré en son âme, une poésie de l’exil, une poésie en exil. Avec les poèmes du balayeur du désert, se laisse pressentir une expérience poétique singulière à découvrir et à tenter d’éclairer.

À la lecture attentive des poèmes, on a le sentiment que le poète se confronte dans son travail d’écriture, à ce qu’il définit lui-même comme étant « un langage obsédant de l’exilé », « croisé avec des pleurs » (65). « obsédant », serait-ce parce que le fugitif qu’il fut, continue inexorablement à s’exprimer au travers du langage de l’exilé?

 

En fugitif […]

cette insomnie haletante

aussi longue qu’un linceul

Avec mon deuil Bagdad

cette blessure est mon tourment (30).

Ce « deuil Bagdad » tourmente, perturbe les remontées de la mémoire du poète. Vers la fin du poème intitulé « À ma mère restée dans la guerre à Bagdad », s’inscrivent ces deux vers : « la mémoire qui redoute l’oubli /est la même qui se souvient » (p.60). Et par ailleurs, l’artisan des mots avoue : « l’oubli, comme une blessure, s’accroche à moi » (p.52), ce qui le conduit à se poser la question de savoir s’il faut « se réfugier derrière un souvenir asphyxié » (p.52); « souvenir asphyxié », tel celui d’une enfance perdue particulièrement sensible dans les poèmes:  « moi l’enfant d’un quartier ignoré » - « je suis l’enfant disparu » - « j’ai perdu le commencement » (pp.64-79-17).

 

Il est important de préciser que l’oubli dont il s’agit ne correspond pas à un néant de la mémoire, mais plutôt à une zone de souvenirs qui s’estompent; ces souvenirs oblitérés auxquels fait allusion le poète Jacques Ancet, dans son poème La dernière phrase : « C’est là, quelque part […] Ils sont là pourtant/ sans la voix, dans la bouche fermée/ Ils sont la mémoire de l’oubli » (2).

 

Une mémoire qu’il faudrait dire en « clair-obscur » présiderait à une expérience poétique singulière et, de ce fait, déterminerait la démarche d’écriture du poète exilé. Ce serait cette mémoire qui suscite dans l’élaboration du poème, des moments particulièrement troublants, où le tâtonnement des mots pour fixer le souvenir qui se dérobe, devient paradoxalement significatif d’un appel à vivre le présent. C’est dans ce sens que pourrait s’interpréter les premiers vers du poème intitulé Bientôt l’oubli:

 

Le désert

l’empreinte dans le creux de l’ombre

la soif dans mon appel

alors qu’il faut vivre

malgré la plaie du miroir (p.50)

 

La démarche d’écriture du poète exilé « balayeur du désert » est celle d’un homme menacé par une nostalgie lancinante qui engendre la récurrence d’un rêve du retour voué à se briser:

 

L’exilé revient […]

le visage de la nuit se brouille

et la main frappe à la porte

d’une patrie abandonnée […]

cris de soldats

et près de soi

un oreiller froid (25).

Et l’on est alors incité à penser que fixer en écriture cette nostalgie serait pour le poète, répondre à un pressant désir de l’endiguer, et plus encore de s’en délivrer, mais le peut-il vraiment ?

Dans les poèmes, les images de cette nostalgie sont nombreuses. Parmi elles, celles relatives au palmier de l’Euphrate, sont particulièrement sensibles. Le poète se dit tourmenté par « l’ombre du palmier/ qui pousse dans l’argile rouge de l’Euphrate » (p.70), par les « Palmiers agonisants » sous les violences (p.64), par le « palmier qui dort dans la guerre » (p.89) et surtout, par le palmier de l’enfance « à l’ombre duquel » dit-il, « je somnolais pour grandir » (pp.13- 21). On serait enclin à en déduire que l’image du palmier s’inscrirait comme le symbole de l’espoir meurtri.

 

Plus on entre en complicité, oserait-on dire, avec le « balayeur du désert », plus on est amené à penser que son écriture reflète un tourment profond de la mémoire qui conduirait à une sorte d’errance faite de révoltes avortées, de nostalgies douloureuses, mais aussi de rêves qui témoigneraient d’un espoir qui ne renonce pas : « dans le sable je creuse un salut pour mon rêve » (p.75). Le poète « balayeur du désert » est celui qui trace les lignes de son poème en se sachant « condamné à suivre le croissant de lune/ qui éclaire inlassablement la solitude »; « qui éclaire », soudoie une trace d’espoir, à l’instar du « vagabond de la mémoire » qui désire « l’aube encore l’aube/ à portée de la main » (92). 

L’expérience poétique dont témoigne l’écriture de Le balayeur du désert, arrive avec le dernier poème, à son « dénouement » (c’est précisément le titre donné à ce poème) qui ne se présente pas comme un achèvement, mais au contraire comme une sorte d’ouverture, comme ce qui serait un prolongement de l’expérience en une interrogation sur sa portée significative. Ce poème se structure en une longue interpellation rythmée par la répétition de « Avez-vous vu » (3) qui introduit à chaque fois, des sortes de flash-back sur le cauchemar de « l’irakien en exil avec son histoire et ses frayeurs » (p.99) : « Avez-vous vu le retour du cauchemar inachevé » (p.101). Au centre du poème, une ligne détachée des autres, attire l’attention : « Je me demande ce que veut dire poète » (p.102). Ici se trouve indirectement posée, dans le cas précis d’une poésie en exil, la question de la relation du poète aux réalités de son temps particulièrement secoué par des événements tragiques, et la question de son engagement pour la liberté. En conséquence, se trouve implicitement posée aussi la question de la force d’impact de cette écriture poétique de l’exil sur celui qui en est le lecteur.

 

La lecture des poèmes achevée, on a le sentiment que l’expérience poétique dont témoigne Le balayeur du désert, se prolonge en s’élargissant sur la réflexion inépuisable concernant « la poésie et la vie »; ce que André Chalard, à propos de l’œuvre du poète Philippe Jaccottet, formulait en ces termes : « la poésie la vie, l’une dans l’autre » (4).

Note par Jacqueline Michel

1. Jacques Ancet, La dernière phrase, Lettres Vives, coll. Terre de Poésie, 2004, p.119. C’est nous qui soulignons.

2. L’absence du point d’interrogation donne l’impression qu’il n’y a pas de réponse à attendre, car il n’y a pas vraiment de question, mais la formulation indirecte d’un avertissement pressant sur le drame qui pourrait se reproduire.

3. Entretien avec Philippe Jaccottet, De la Poésie, édition Arléa, 2007, p. 12

4. Editions Bruno Doucey, 2010. Les références à ce recueil suivent la citation dans le texte Salah Al Hamdani, Le balayeur du désert, Editions Bruno Doucey, 2010. Les références à ce recueil suivent la citation dans le texte.

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