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Portrait littéraire de Salah Al Hamdani

par

Isabelle Lagny

Le 22 octobre 2022

                                       

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                       

 

                                                        Si Bagdad m’a fait naître,

                                                        la France m’a fait homme.

                                                                            Salah Al Hamdani

 

Portrait litteraire de Salah Al Hamdani par Isabelle Lagny

Compagne et collaboratrice à la traduction

 

        Salah Al Hamdani, mon compagnon, est un écrivain français d’origine irakienne né à Bagdad. La date de sa naissance est introuvable dans les registres de l’état de l’époque, mais sa mère précisera avec certitude que c’était en 1951. Le portrait biographique que je dresse ici est le résultat de nombreuses discussions et de bien des complicités partagées avec lui depuis 1996. Il m’a semblé important pour cet ouvrage de la collection Poètes trop effacés, d’alerter sur le lien entre vie, théâtre et écriture, trop souvent ignoré lorsqu’on parle en France de ce « poète irakien ». Il est intéressant aussi de signaler qu’au Xème siècle, son ancêtre le poète Abus Firas Al Hamdani était un prince de Haute Mésopotamie, mort en exil à Homs en Syrie après « une brève existence de bravoure et de malheur » selon André Miquel, et « dont les poèmes lyriques exaltent un amour pour sa mère et pour sa patrie ». Salah est donc un des descendants de cette dynastie des Hamdanides et partage avec cet illustre ancêtre, un destin d’exil et de poésie. Par un heureux hasard, André Miquel qui a traduit Abus Firas Al Hamdani et Les mille et une nuits, est devenu un de nos amis les plus chers (Voir sa préface de La sève et les mots).

     L’histoire familiale de Salah peut se résumer ainsi. Son grand-père paternel était orfèvre et vivait à proximité de la célèbre ville sainte de Nadjaf. Ses parents nés à Diwanya (sud de l’Irak), sont venus encore jeunes habiter à Bagdad. Le père a été ouvrier dans une ébénisterie puis chômeur. La mère, analphabète, a élevé avec tendresse mais détermination, une famille nombreuse de neuf enfants. Salah, le quatrième de la fratrie, très débrouillard, est le seul que le père a refusé d’inscrire à l’école primaire. Ainsi Salah se lamentait-il de voir ses petits camarades et ses frères et sœurs aller à l’école, alors que lui en était privé.

        Pendant sa jeunesse, les périodes d’errance dans les rues d’un des quartiers les plus pauvres de Bagdad, il a appris l’intelligence des relations humaines. Dans la rue des luttes, avec les petits, puis les adolescents du quartier, il participait volontiers aux jeux collectifs et aux bagarres. Mais il a subi aussi la violence des adultes, de son père en particulier, et de celles des artisans qui le faisaient travailler depuis l’âge de sept ans à des travaux physiques variés. A onze ans il était menacé par des pédérastes et des voleurs dans le cours du soir où son instituteur lui-même le frappait (Le papillon de bois, in Le cimetière des oiseaux, 2002). Il n’y apprit même pas à lire et abandonna à l’âge de onze ans, ne gardant en mémoire que l’alphabet arabe. Lors de son retour à Bagdad après trente ans d’exil en France en 2004, ses camarades de quartiers devenus vieux et rencontrés dans la rue, lui ont rappelé qu’il avait acquis une notoriété certaine pour son courage à défendre les plus faibles et sa capacité à se battre au poing (Bagdad-Paris, itinéraire d’un poète, documentaire d’Emmanuèle Lagrange, La Huit production Paris, 2008). A dix-sept ans, n’ayant eu aucune véritable scolarité, donc aucun diplôme, mais non dénué de qualités physiques acquises par des travaux durs, il s’engage dans l’armée irakienne, dans les commandos parachutistes. Peu de temps après, en 1968, le pays tombe aux mains du général Ahmad Hasan al-Bakr du parti Baath, Saddam Hussein est alors le numéro deux du gouvernement. Salah refuse d’adhérer au parti Baath malgré la pression des milices présentes au sein de l’armée. Il se souvient que son oncle aimé, militant au parti communiste irakien, admirateur du général Abdul al-Karim Qasim, a été exécuté. Salah n’a pas d’appartenance politique à dix-sept ans. Dans l’armée, il devient maître d’arme blanche et encadre un petit groupe de soldats.

       Après avoir clandestinement œuvré pour la libération d’enfants kurdes, lesquels étaient torturés dans son camp militaire à Kirkouk par les services de renseignement, il est à son tour dénoncé, torturé, puis emprisonné plusieurs mois avec des opposants politiques au régime. Ce sont ses compagnons d’infortune qui sont cultivés, des communistes, des nationalistes et des musulmans du parti Dawa, qui s’emploient à éduquer ce jeune homme vierge de tout travail de l’esprit. Ecrire son premier poème, commencer à lire des livres en arabe, apprendre à jouer aux échecs, connaître l’histoire de son pays, sont les gains surprenants de ce passage de huit mois en prison politique. Les sévices et les simulacres d’exécution qu’il subit en prison militaire par le parti Baath, font aussi partie de cette terrible période. Ils laisseront des traces qu’on commence juste à mesurer depuis quelques temps, au fur et à mesure qu’ils apparaissent dans des récits publiés récemment en arabe et en cours de traduction.

        Il entra donc en poésie dans la prison numéro 1 du camp militaire Al Rachid à Bagdad. Il lut sur les murs de la prison, les noms et les phrases de prisonniers anonymes. Son premier poème sera déchiré sur place par un ami compagnon de misère et peut-être sera-t-il le sauveur à ce moment précis, en lui disant :"Tu as perdu la tête ? Il ne faut jamais écrire ce genre de choses !".

Après la prison politique, on lui interdit de sortir de Bagdad ou de partir à l’étranger. Il fut aussi proscrit de tout emploi et chassé du foyer familial par son père. Tourmenté par les milices du parti au pouvoir, Salah Al Hamdani, l’esprit bohème, traîna d’un quartier à l’autre, d’un café à l’autre, de ruelles en ruelles à la recherche d’un travail même précaire. Il découvrit ainsi la littérature sur les bancs des cafés de Bagdad, cafés fréquentés par des poètes et des artistes de toutes sortes. Ils lui firent connaître Rimbaud, Baudelaire, Al-Maghout, Al-Sayyab, Kafka, Platon, Marx, Sartre et surtout Camus. La nuit, il était logé par une mère maquerelle du quartier des prostituées, un des quartiers les plus anciens de Bagdad. Il y écrivit ses premiers poèmes, sans-doute maladroits car ils furent systématiquement rejetés par les hommes de lettres et les poètes officiels des concours de l’époque. Mais ses écrits étaient accueillis avec enthousiasme par son entourage amical. Il collectionnait aussi les livres d’Albert Camus traduits en arabe et abandonnés par des gens lettrés dans ces cafés.

      Après plusieurs rixes avec des milices baasistes, des amis proches qui redoutaient son assassinat ou un nouvel emprisonnement définitif, lui conseillèrent de quitter le pays. Il finit par quitter l’Irak avec un visa pour le Liban, mais il prit le train et traversa la Syrie, la Turquie, les Pays de l’Est, l’Allemagne, et après plusieurs jours de voyages, il arriva en France, à Paris. Il laissait sa famille et ses premiers écrits à l’autre bout des rails.

        Pourquoi Salah Al Hamdani choisit-il la France ? Tout simplement parce qu’il aimait les livres et la pensée d’Albert Camus, dit-il ! Aidé dès son arrivée à Paris par des étudiants tunisiens, il s’inscrivit assez tôt à l’Université de Vincennes. Hébergé un temps par Alain Arthaud, un pilote de ligne syndicaliste et dévoué à la cause des exilés, il fit un soir la connaissance de Danielle Rolland, institutrice, et resta chez elle après avoir écouté un disque de Léo Ferré dont les accents l’avaient beaucoup ému. Danielle sera un soutien essentiel pour lui et de leur union naîtra sa première fille. Léo Ferré dont il ne percevait au départ que les sentiments et l’énergie de la voix, reste pour lui jusqu’à aujourd’hui, un repère affectif et artistique majeur.

Attiré par le théâtre et la danse, il choisit dès 1975 des études de théâtre en cours du soir à l’université de Paris 8 - Vincennes. Il articule à peine quelques phrases en français. Il n’est pas timide et fait preuve constamment de courage. Alors malgré la barrière de la langue française, pendant plusieurs années, il pratique les ateliers les plus divers : expression corporelle, gestuelle, jeu d’acteur, voix. Il apprit finalement le français dans la rue et sur des livres d’enfants. Pendant ses études de théâtre et de cinéma, le soir, il reçut entre autre l’enseignement d’Alain Resnais et de Jean-Luc Godard, et pour gagner sa vie pendant la journée, il était libraire dans le quartier latin et employé dans un super-marché. Un jour, à l’université, il se fit remarquer par Sylvie Artel, l’assistante d’un metteur en scène argentin réputé, Victor Garcia, qui prospectait à la recherche d’acteurs arabes pour une pièce de théâtre tiré de L’épopée de Gilgamesh, le texte sumérien le plus ancien de Mésopotamie. Il fut retenu.

      Son premier rôle au théâtre en 1979 fut donc un rôle prestigieux sur une scène nationale, le théâtre de Chaillot à Paris. Il y interpréta en arabe littéraire le rôle d’Enkidou, l’homme de la terre, l’homme sauvage. Il se remémore qu’il apparaissait presque nu sur scène, embelli de deux grandes ailes nacrées confectionnées par la sculptrice Monique Monory. A cette époque, une photo de lui sur scène trônait à l’entrée du théâtre de Chaillot. Puis d’autres rôles importants suivirent au théâtre, et sûrement de moindre intérêt au cinéma et à la télévision.

       En 1979 il publia enfin aux Editions Saint-Germain Des Prés et à compte d’auteur, son premier recueil de poèmes traduit en français par Mohammed Aïouaz et Danielle Rolland, Gorges Bédouines. Le peintre français Jean-Julien Martin fit de lui un portrait à l’encre pour cette première couverture. Il fut fondateur quelques temps après de deux revues éphémères de poésie : Craies (1980) et Havres (1982). Avec Jean-Pierre Chrétien-Goni, philosophe, ils voyagèrent ensemble aux Pays-Bas. Ce dernier signa la préface et aida à la traduction de son second livre traduit de l’arabe par l’auteur et Danielle Rolland, Mémoire d’eau, avec des dessins de Philippe Guérin pour une publication par les éditions Caractères en 1983.

        Il devint à cette époque l’ami de Marianne Auricoste, comédienne et poète, compagne d’Eugène Guillevic qui a laissé son empreinte dans la littérature et soutenait les jeunes poètes en exil.

Son rôle dans Gilgamesh avec Victor Garcia le propulsa auprès de créateurs essentiels en littérature et au théâtre à cette époque. Michèle Meunier, l’assistante du grand metteur en scène Roger Blin, qui l’avait remarqué à Chaillot, l’invita chez elle et il fut introduit auprès de ce grand homme de théâtre mais aussi auprès de Peter Brook et de Laurent Terzieff. Ce dernier avait souhaité jouer avec lui. Mais la voix de Salah était trop puissante pour le rôle du valet, ce que lui avait fait gentiment remarquer Terzieff lui-même autour d’un café après un essai.

        Au cinéma, il tourna Le quatrième pouvoir, avec Nicole Garcia et Philippe Noiret. L’acteur généreux s’était intéressé entre deux prises à ce jeune irakien impétueux entre deux bouffées de cigare.

Au théâtre il fut le complice de Bernadette Lafond, dans la pièce La tour de La Défense de Copi, et se lia d’amitié avec l’auteur et son metteur en scène, Claude Confortes. Il connut à cette époque les amis de Copi, Topor et Fernando Arrabal car ils assistaient aux répétitions, et parfois même Salah jouait aux échecs avec eux. Salah parle souvent du Cimetière de voitures, une pièce de Fernando Arrabal, mais aussi des Bonnes de Jean Genet, qui sont restées présentes dans son imaginaire théâtral et poétique.

         Sur le plan de la mise en scène, il a voulu trouver une manière d’adapter la poésie au théâtre. Il a réalisé Le silence n’est pas rose, il est blanc, à partir d’un montage de poèmes de Yannis Ritsos. Une adaptation pour la scène qui fut très appréciée par Dominique Grandmont son traducteur en français et qui fut interprétée par Marianne Auricoste au théâtre Mandapa à Paris.

A côté de ses activités théâtrales et de son écriture poétique, il était devenu, en même temps, militant au Parti communiste irakien, un parti nécessairement clandestin à l’époque en France, puisque ses membres étaient menacés d’assassinat par le parti de Saddam Hussein. Il ne faisait donc pas bon pour lui de circuler à l’ambassade d’Irak en France. Il fut aussi pendant plusieurs années le secrétaire de la Ligue des Ecrivains, Journalistes et Artistes Démocrates Irakiens en France. Grâce à ces amitiés il collectionnait des œuvres d’art d’artistes irakiens de grande qualité.

        En 1988 il fit une tournée européenne avec la troupe palestinienne de Jérusalem El Hakawati (Aujourd’hui Théâtre national palestinien de Jérusalem), et joua le rôle principal dans une pièce engagée, Kofur Shama, dénonçant les massacres de palestiniens par l’armée israélienne. Il était alors un ardent défenseur de la cause. Il fut dirigé par François Abou Salem - ou François Gaspar (fils de Lorand Gaspar) - metteur en scène et cofondateur de la troupe. Il se lia d’amitié à cette occasion avec le comédien Zinedine Soualem et sa future femme Hiam Abbass, devenus depuis des acteurs de cinéma reconnus. Salah était alors clairement engagé auprès des palestiniens pour défendre un état palestinien. Mais il dénonçait déjà les alliances entre Saddam Hussein et certains activistes palestiniens qui favorisaient les actions terroristes dans la population israélienne. Pour lui, on ne devait « pas faire de choix entre les cadavres ».

      Après cette tournée européenne, il enchaîna sur une période en Espagne avec sa seconde femme Elizabeth, d’origine catalane, et il monta avec elle une troupe de théâtre, Huella. Il gagna un premier prix de mise en scène à Tarragone pour El hombre rectangulo, un montage de ses propres poèmes interprétés en français, en arabe, en castillan et en catalan. Puis il suspendit sa carrière de théâtre aux revenus insuffisants et revint vivre en France. Sa seconde femme souhaitait faire des études d’infirmières. Afin d’assurer un revenu rapide à sa famille, il accepta d’être brancardier puis bibliothécaire à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre et devint ainsi en 1990 fonctionnaire à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris.

         Mais en 1991, la première guerre du Golfe éclata et marqua un durcissement dans la dictature irakienne. Les contacts téléphoniques ou postaux avec la famille en Irak ne furent plus possibles. Son engagement politique affiché pour un Irak sans embargo, sans dictature et démocratique, mais aussi ses activités politiques et syndicales en France, l’occupèrent alors pendant plusieurs années, et elles le conduisirent à une pause définitive dans sa carrière d’acteur et de metteur en scène. Il venait d’avoir son quatrième enfant et se consacrait alors intensément à son rôle de père en plus de son travail de bibliothécaire et de syndicaliste. Mais à la période de Noël 1995, son épouse lui signifia brutalement la fin de leur relation et, très affecté, il partit du domicile. Il vint vivre quelques mois à l’Hôpital de Bicêtre, hébergé grâce au directeur de l’hôpital, Dominique Bénéteau, qui le savait acteur et écrivain et qui l’admirait.

        C’est dans ce contexte que je le rencontrai à l’Hôpital, à sa visite médicale de médecine du travail en 1996. Il semblait très déprimé. J’étais devenue de manière éphémère, le temps de mon stage, son médecin du travail. Je me formais à cette spécialité après avoir abandonné ma carrière de chercheur, et je repérai aussitôt que cet homme, agent hospitalier et bibliothécaire du personnel, n’était pas ordinaire. Il m’intriguait. Notre relation commença par mon intérêt pour sa poésie. A l’époque de la dictature de Saddam, ses écrits étaient interdits en Irak et au Koweït, mais certains de ses poèmes avaient été diffusés depuis une radio kurde clandestine en Irak.

        Cette année-là il me proposa de traduire avec lui en français, un recueil de poèmes paru à Damas en arabe, Le haut des jours. Notre traduction, fut publiée aux éditions l’Harmattan en 1998 sous le titre L’arrogance des jours. Je fis alors la connaissance de Geneviève Clancy qui y dirigeait la collection Poètes des Cinq Continents avec son frère, le poète-philosophe Philippe Tancelin. Nous nous voyions de plus en plus souvent Salah et moi. Je l’encourageais et l’aidais à écrire directement en français puisque c’était son souhait. Je participais aussi à la traduction de sa poésie et de ses récits écrits en arabe. Il s’enthousiasma et commença à faire assidument des lectures en français. Il réalisait pour cela des montages poétiques et s’exerçait à améliorer sa prononciation qui restait vacillante en français comme lorsqu’il était acteur. Une dizaine de livres seront publiés suite à cette collaboration avec moi ce qui lui permettra une nouvelle visibilité en France en tant que poète et écrivain d’origine irakienne. La publication en 2003 d’un ouvrage aux Editions de l’Aube, Le cimetière des oiseaux, nouvelles, suivi de La Traversée, récit et de Bagdad mon amour, poèmes, marqua pour lui le début d’invitations fréquentes en France et à l’étranger.

         Cette aventure de traduction était excitante. Au fur et à mesure que nous traduisions ensemble, j’avais le sentiment que nous étions des archéologues exhumant des trésors de la poussière. C’était toujours pour moi une immense surprise puisque je ne parlais pas du tout, ni ne lisais, l’Arabe. Plus tard j’écrivis à propos de nos activités de traduction un article pour la revue Metamorphoses (Vol 19 n°1-2, Northampton, USA, 2012). Et encore dix ans plus tard, il me demandait une introduction pour son livre La sève et les mots, une somme de fragments poétiques choisis dans toute son œuvre écrite en français accompagné de calligraphies arabes du dernier calligraphe de l’Ecole de Bagdad, Ghani Alani. Je devais alors confier que Si Salah Al Hamdani a longtemps lutté avec la langue française, il semble que celle-ci se soit emparée de lui en définitive, qu’elle ait domestiqué l’homme de la Terre, Enkidou, le personnage mythique de l’Epopée de Gilgamesh, pour le conduire de la rébellion à la sagesse. Ainsi son verbe, souvent arborescent en arabe, illuminé d’une profusion d’images fulgurantes, se condense dans son écriture poétique en français, en laissant place durablement à la sécrétion d’une réflexion encore plus universelle. Et de son lyrisme qui oscillait depuis le début entre l’épique et l’intime, se référant toujours à l’exil, la nostalgie de la terre patrie, l’amour du peuple et le manque de la mère, survinrent de nouvelles lumières nées de l’amour pour une femme qu’il s’agissait de rejoindre et du deuil de Bagdad, lieu de sa naissance. 

      En 2000 je me séparai de mon premier mari et je devais reconnaître que la vie de Salah, jusqu’alors tourmentée, gagnait en perspective de bonheur et de sérénité. Dans son écriture, les conflits existentiels exprimés jusqu’alors dans une parole révoltée, animée de soubresauts, se déployaient alors dans une langue enrichie d’un propos philosophique, bien que toujours servie par la métaphore et les images (Ce qu’il reste de lumière, 1999 ; Au large de douleur 2000 ; Bagdad, mon amour 2003). Il m’a toujours semblé que son esprit très rationnel en politique (et au jeu d’échec !), devient scintillant, insaisissable, dès qu’il se plonge dans la création. Il se définit absolument comme poète, revendiquant de ne pas être romancier. C’est le poème et le récit qui demeurent chez lui constitutifs de son œuvre. Avec des aspects quasi cinématographiques dans certains de ses récits, alternant avec des passages oniriques qu’on a pu qualifier peut-être improprement de surréalistes. Le grand calligraphe irakien exilé en France, Mohammed Saïd Al Saggar, qu’il connaissait personnellement, louait sa créativité et prétendait qu’il lui aurait volontiers confié l’Institut Culturel Irakien s’il en avait eu l’opportunité ! Il l’exprima en arabe dans une préface écrite pour le livre de Salah intitulé Le Haut des jours paru à Damas et insiste sur la nouveauté de son style d’écriture dans le chapitre Le couloir du quatrième étage, un poème en prose qu’il qualifiait de « quasi scénario ».

Pour les textes de théâtre, Salah est un grand admirateur de Samuel Beckett mais aussi de nombreux auteurs contemporains. Il reste en France attaché à la direction d’acteur du théâtre russe, la méthode Stanislavski, et, fervent défenseur des théories théâtrales de L’espace vide de Peter Brook et du Théâtre et son double d’Antonin Artaud. Un autre aspect de sa sensibilité artistique, son grand amour de la peinture, participe sans doute aussi à son imaginaire en poésie.

       Les années 2000 furent pour lui une occasion de nouvelle reconnaissance en tant que poète français d’origine irakienne. Son engagement politique de longue date l’amena aussi devant les caméras de télévision française, suisse et québécoise et dans les studios de la radio en France à la veille de la guerre en Irak provoquée par l’alliance anglo-américaine. Il était sollicité pratiquement tous les jours en 2003 par des journalistes de toutes origines. Ce furent plusieurs mois de déchaînement médiatique. Il militait à l’époque contre Bush, contre Saddam Hussein et contre la guerre en Irak. Lors d’une manifestation à laquelle je participais également à Paris contre la guerre le 29 mars 2003, il fut pris à parti par le président de l’Association des irakiens de France qui exhibait des portraits géants de Saddam Hussein avec ses amis en manifestation. En réponse il fut lynché immédiatement par un groupe mobile d’une vingtaine de jeunes voyous excités qui le frappaient et lui criaient des insultes en arabe avec des accents palestiniens et maghrébins. La police française en civil n’intervint pas. C’est en me collant à la grappe des assaillants que d’autres manifestants pacifiques, des journalistes maghrébins pour l’essentiel, comprirent ce qui se passait et réussirent à percer le groupe et à nous protéger de leurs coups.

        Les mêmes agresseurs s’en étaient pris la semaine précédente à de jeunes juifs de gauche de la mouvance Hachomer Hatzaïr qui manifestaient sans violence.

Par un curieux hasard, son long poème Bagdad, mon amour tout juste écrit en français, paraissait ce même jour dans le journal L’Humanité Dimanche vendu dans la rue, et des intellectuels palestiniens, sur les réseaux sociaux en saluaient la publication. Son poème scandait : Bagdad, mon amour/ Ni père, ni fils, ni Dieu/ Aucun prophète couronné par l’Eglise ne sauvera ton âme/ Ni celui de la Mecque/ ni celui de ceux qui refusent le partage des oliviers en Palestine/. Pourtant certaines associations pro-palestiniennes se réjouirent de l’agression d’un intellectuel qui se revendiquait opposant à Saddam Hussein dans les medias. C’est que Saddam Hussein avait effectivement bien financé ces groupes pour tuer plusieurs israéliens lors d’attentats aveugles. Mais le dictateur irakien fut capturé par l’armée américaine une dizaine de jours plus tard.

          Cet évènement douloureux d’ « agression d’un poète irakien sur les trottoirs de Paris » fut relayé par les quotidiens Libération, Le Monde, et Radio Nova, France Culture et la Cinq à la télévision. Le maire de Paris lui écrivit une lettre de soutien acheminée par un garde républicain jusqu’au pied de son immeuble. Ce lynchage par des arabes à Paris fut un réel traumatisme pour lui, et outre des douleurs à une épaule qui durèrent plusieurs années, il marqua un tournant dans sa conscience. Il devenait impératif désormais de se battre sans relâche contre toute intolérance. Les juifs irakiens persécutés à l’époque de sa naissance et chassés de l’Irak, recueillirent désormais toute son attention. Et en 2012 paraissait à son initiative, un recueil trilingue arabe, hébreu, français de ses poèmes et de ceux de Ronny Someck, poète israélien né à Bagdad comme lui en 1951 et qu’il avait désigné comme son frère juif. Ce livre intitulé Bagdad-Jérusalem, à la lisière de l’incendie fut le point de départ d’une solide amitié qui lia désormais nos deux familles.

          Un autre moment très important de son parcours d’écriture fut en avril 2004 celui de son retour au pays après la chute de Saddam Hussein. Revoir sa mère, celle qui le croyait mort depuis quinze années puisqu’elle ne recevait plus de nouvelles de lui. Le tyran irakien menaçait en effet de mutilations et de mort depuis la première guerre du Golfe, tout irakien en lien avec un opposant en exil. Naïma, la mère, avait conservé des affaires de ses vingt ans dans un petit baluchon. Et longtemps, d’après les dires de ses sœurs, elle l’attendit très souvent au carrefour, pas loin de sa maison de Bagdad, mais en vain.

         Ce moment décisif et très angoissant avant les retrouvailles lui fit sentir une fois qu’il se trouvait à Bagdad, combien la France comptait pour lui.

Il m’envoya pour toutes nouvelles sur sa situation, des poèmes en français par voie de mail, Poèmes de Bagdad, que notre amie peintre Danielle Loisel lui demanda ensuite de traduire en arabe à son retour pour en faire un livre d’artiste bilingue avec elle. A Bagdad, il se sentait un véritable étranger. L’exil se révélait être finalement un gouffre infranchissable. Et ce ne furent pas les larmes partagées par tous à son retour qui leur permirent de reconstituer le chemin manquant pour se retrouver véritablement. La religion et l’ignorance de cette famille irakienne, ne lui laisseraient aucune chance de renouer des liens solides. A son retour en France, un mois plus tard, ses tentatives de garder contact avec sa mère et les autres, furent réduites à néant. Je me demande parfois comment il se fait que les traumatismes répétés qu’il subit, n’arrivent pas à le déconnecter de la réalité. Comment est-il possible qu’il conserve sa joie de vivre tout en essorant tant de peine ?

        Son récit Le retour à Bagdad, publié dans la précipitation en 2006, vient d’être réédité au canada en 2022 après révision en français. Il y est pour la première fois, publié en arabe. Un récit réaliste et palpitant, qui finit par de la poésie et des questionnements. Comment pourrait-il en être autrement ?

        Salah est l’auteur aujourd’hui d’une soixantaine d’ouvrages en arabe ou en français (poésies, nouvelles et récits) dont plusieurs ont été traduits de l’arabe avec moi. En m’entraînant dans cette aventure, il m’a placée, sans que je m’en rende compte, sur les rails de ma propre écriture. Et si je dois le décrire en une phrase pour finir, je vais reprendre ce que j’ai déposé à la fin de l’introduction de son livre La sève et les mots : Salah Al Hamdani n’aime pas tant écrire, que convaincre, transformer le monde même en tâtonnant, et parfois tel un vent généreux, emporter l’adhésion des hommes et leur volonté. De ce grand élan lyrique, il attend du lecteur, de l’auditeur, une prise de conscience, cette conviction que la fraternité est le ciment des hommes.

                                                                                              Isabelle Lagny

                                                                                              Savigny-sur-Orge, le 22 octobre 2022

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